Ce qui se cache derrière la porte : quand la littérature (et le cinéma) nous invite à passer le seuil
- penduleroseline
- 13 mai
- 4 min de lecture
Portes closes, portes grinçantes, portes entrouvertes… L’imaginaire collectif et la fiction n’en finissent pas de rejouer le même geste : approcher une porte, hésiter, puis l’ouvrir pour voir ce qu’il y a derrière. Ce geste, c’est celui du lecteur lui-même : ouvrir un livre, entrer dans un monde. Et peut-être ne jamais revenir tout à fait indemne. Un risque que l’on prend avec plaisir en commençant un roman ou en attendant le début du film sur grand écran. Deux supports d’histoires qui présentent de nombreuses portes, bien réelles, celles-ci.
Un archétype narratif plus ancien que les contes
Depuis la nuit des temps, les histoires débutent, ou basculent, au moment où un personnage décide d’ouvrir une porte interdite. Dans la famille des contes, piochons Barbe Bleue, bien sûr. Dans ce terrible récit, tout se joue derrière une porte défendue. Barbe Bleue interdit à sa jeune épouse d’ouvrir ce passage – « tu peux aller partout, sauf là » –, le rendant encore plus désirable. La malheureuse transgresse l’ordre et découvre le sanglant secret de son mari. La porte franchie révèle la vérité nue, brutale, et ici surtout irréversible. La clé tachée de sang de la porte devient alors le symbole du savoir impossible à effacer. La porte est un test, une transgression, puis une initiation. En plus d’être un passage, elle est aussi un point de non-retour.

Dans un registre moins tragique, évoquons Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll. La jeune héroïne passe par une minuscule porte, gigantesque tentation. Que peut-il bien se cacher derrière une si petite entrée ? Avouez, votre jeune curiosité a été piquée elle aussi ! Mais l’ouverture de cette porte se mérite, elle est sélective : il faut non seulement avoir la taille requise mais aussi boire une potion dont on ignore tous les effets (secondaires ou pas).
De façon plus concrète, citons encore Le Monde de Narnia de C. S. Lewis. Dans ce classique de la littérature de jeunesse paru dès 1950 en Grande-Bretagne, la porte n’est autre qu’une armoire en bois. Vous entrez dans le meuble et vous changez d’univers. De quoi faire rêver dans les chaumières ! Ici, la frontière n’est pas seulement matérielle : elle est symbolique. Derrière la porte, il y a l’inconnu, l’altérité, le danger. Malgré cela, les personnages y vont quand même et découvrent parfois bien plus que tout cela : la vérité.
Dans nos récits modernes, le symbole est toujours là, avec de nombreuses portes temporelles qui façonnent des histoires fantastiques (dans tous les sens du terme). Dans le très récent premier tome de la série Les Whisperwicks, le passage de la porte est rapide, entraîné par une fuite, mais c’est une véritable secousse pour le protagoniste qui atterrit dans un univers magique et sombre.
Sur nos écrans, la série Locke and Key se concentre sur l’évolution d’une famille. Mais c’est bien la découverte de clés mystérieuses, qui ouvrent chacune une porte différente qui engendre les relations mouvantes entre les personnages. L’intérêt du spectateur est d’autant plus suscité que chaque clé possède un pouvoir différent et que l’on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Un peu comme un certain Forrest avec une boîte de chocolats et ce que disait sa mère. Mais passons.
L’archétype de la porte comme passage vers un autre monde séduit également les très jeunes. Avec Monstres & Cie, l’univers Pixar a réinventé la porte comme passage industriel vers l’enfance, son imaginaire et ses cauchemars. Et dans un aller-retour comique et profond, on découvre ce qu’il se passe lorsque l’enfance ose surgir chez les adultes…
Une obsession contemporaine : ouvrir pour comprendre
Les portes contemporaines ne cacheraient-elles que de jolis petits mondes invitant à l’aventure ? Non, loin de là, le trousseau des créateurs comportent quelques récits où une angoisse guette : et si derrière la porte, il n’y avait plus rien ? Ou pire, s’il n’y avait qu’un reflet de nous-mêmes ?
Dans le conte noir Coraline de Neil Gaiman, adapté au cinéma par Henry Selick, la petite porte cachée dans le mur mène vers une version alternative de la vie de la jeune exploratrice. Tout y est mieux. Mais tout y est faux. Là encore, la porte est un test moral pour l’héroïne comme pour les jeunes lecteurs : faut-il refermer le passage sur une vie réelle parfois effrayante ou se perdre dans l’imaginaire ?
Côté adulte, le cinéma adore toujours jouer avec le motif de la porte. The Others d’Alejandro Amenábar, Shining de Kubrick, ou encore Panic Room de Fincher utilisent la porte comme un symbole de l’inconscient : ce que l’on veut protéger ou ce que l’on refuse de voir. Dans tous les cas, l’ouverture de la porte est la condition essentielle à la compréhension, à l’avancement, au développement de soi.
Ce que symbolise vraiment la porte en littérature : l’appel au déplacement intérieur
Chaque porte dans un récit nous interroge, nous bouscule. Ce n’est jamais un simple passage : c’est une épreuve. Une fois la porte ouverte, le passage enjambé, le personnage n’est plus le même et il ne peut plus revenir comme avant. Voilà exactement l’effet de la lecture : lire, c’est s’exposer à franchir une porte invisible, accepter de sortir de son monde et de se laisser déstabiliser. La porte agirait-elle donc comme un miroir ? Sans doute, à en juger par les différents récits qui utilisent cet autre objet comme élément de passage.
Dans une époque saturée de certitudes et de fermetures (aux autres notamment), la porte devient un symbole subversif : elle invite à la porosité, à l’exploration. Elle nous rappelle que la peur de ce qui se cache "derrière" est souvent la crainte de nous-mêmes. Faudrait-il donc oser ouvrir les portes pour mieux se regarder dans le miroir ? Littéraire, bien entendu.

La porte d’une grotte
William Marlow
vers 1765-66
Marlow a réalisé cette esquisse à l’aquarelle lors d’un voyage à travers la France et l’Italie. Le coup de pinceau spontané et les lavis lumineux évoquent la lumière du soleil qui joue sur la pierre, contrastant avec un renfoncement ombragé recouvert d’une porte en bois brut. La fraîcheur du dessin est une démonstration précoce du potentiel expressif de l’aquarelle et anticipe les innovations révolutionnaires qui seront réalisées vingt ans plus tard par les artistes britanniques Thomas Jones et John Robert Cozens à Rome et à Naples.
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